[Pleins Feux]
Je cherche depuis des heures dans Montréal un bol de cérémonie japonais; soudain, mon regard encore rempli des glaçures du raku se fait saisir par un tableau qu’on a peut-être mis en vitrine pour faire écho à la somptuosité de cet été indien : deux traces sanglantes, silhouettes à peine esquissées de bateaux rouge sombre glissant sur une mer fusionnée avec un ciel dans un jeu d’ocre, de brun, de beige montant jusqu’à un gris pâle et liés par du vieil or. Une image de paravent chinois me revient, un paravent qui me cache un autre déjà vu.
Un lever de lumière
Je trouve soudainement les maisons de la rue étrangement basses, comme si rien n’osait sortir vraiment de terre, je me sens ailleurs, je n’ai pas le temps de me demander où car ce tableau me fait entrer dans la galerie. Là, chaque tableau est une fenêtre ouverte sur le ciel et l’eau, une lumière blanche trouant la nuit et le brouillard, comme une promesse d’éblouissement, celui qui accueille le nouveau-né et qui reçoit le mourant. Cette lumière pousse les murs et le plafond bas de la galerie pour faire place à la grande salle du Metropolitan Museum de New York où j’ai passé des heures dans l’exposition consacrée à Turner deux semaines avant, des heures à le suivre dans sa quête jusqu’à ses dermières toiles où ne subsistent plus que de rares signes de la présence humaine dans la lumière tourbillonnante de la fin.
Je résiste au vertige et reviens dans la galerie où chacun des tableaux me fait sentir une présence derrière la toile, comme le soleil devient une présence quand les nuages le cachent en filtrant sa lumière. Certaines fenêtres sont larges et grandes ouvertes, d’autres sont petites et carrées comme des lucarnes qui ouvrent sur d’infinis espaces. Au fond la plus grande de toutes me baigne de son ciel végétal et de ses eaux dormantes où s’immobilisent quatre silhouettes de bateaux suspendus au bout des lignes de leurs mâts, pendentifs pour un visage que précède sa lumière. Les silhouettes de bateaux m’évoquent d’autres silhouettes, celles des hommes en marche de Giacometti dont la chair ne tient qu’à un fil et qu’un socle immobilise dans le bronze dont la masse fait sourdre une immensité.
Paysages Marins
Comme il n’y a pas d’autre passant que moi dans la galerie, je me permets de faire éteindre les éclairages. D’abord, le tableau paraît effacé, puis, peu à peu, j’assiste au lever de la lumière de ces profondeurs végétales et marines qu’habite de nouveau une présence. Une diffusion de cette blancheur suggère une brume qui semble renvoyer le tableau à l’absence mais cette brume n’enferme pas l’immensité, elle souligne plutôt l’inconnu créé par l’inachèvement de l’espace et la suspension du temps.
Dans cette toile, comme dans toutes les autres, les mâts ne sont pas porteurs de voiles, peut-être parce que la toile est la voile même qui m’emporte encore vers une Amérique possible, peut-être parce que la navigation est elle-même suspendue et que cette halte est le temps et le lieu même du tableau.
Le dévoilement des mâts réduit encore davantage les bateaux à leur trace. Je suis à la frontière incertaine, mouvante, entre le figuratif et l’abstrait qu’il ne faut pas prendre comme des genres opposés mais comme des vecteurs de force dont la résultante est la peinture elle-même dans toute son histoire. Je me rapproche du tableau, là où le peintre travaille, et mon regard ne retrouve plus rien d’une mer ou d’un ciel ni même la trace d’un bateau. Je découvre un relief, des coups de pouce ou de spatule. Le tableau ne se laisse plus esthétiser dans la distance, il met mon regard au travail dans l’inachevé nécessaire que le peintre me transmet. «Dieu gît dans le détail» nous dit la Bible, le détail, le gros plan, comme le lieu où se cacherait la face de Dieu qu’on ne peut voir sans mourir.
Je réalise alors que le nom de Tumer m’est venu parce que les tableaux qui m’entourent sont tous des variations sur le thème des paysages marins et que j’entends déjà ceux pour qui l’important est de savoir et non de contempler au risque de se perdre, que tout ça c’est du Turner, de la copie du passéisme. lls parlent le langage des régimes totalitaires qui mettent «nouveau» à la place d’«humain». Ils sont dans la pleine présence où tout se compare et se chiffre ; ils proclament la mort de la peinture et le triomphe du concept et de la vidéo, ils n’ont plus comme mémoire que des souvenirs-écrans, confortablement installés dans leurs installations. L’Occident a inventé et fétichisé le figuratif et l’abstrait pour fuir le rapport entre la présence et l’absence.
Terrain Vague
Créer, c’est habiter la Frontière et découvrir que ce n’est pas un « Nouveau Monde » mais un monde très ancien dont nous avons à apprendre l’hospitalité. La peinture est un continent dont l’exploration est interminable ; elle se poursuit grâce à quelques-uns qui sont des peintres de la Frontière; France Jodoin – c’est le nom de celle qui me permet d’assister à ce lever de lumière – est l’un d’eux. Dans les rares traces biographiques qu’elle a laissées sur intemet on apprend qu’elle a vécu dans différentes régions du continent nord-américain, comme si la mémoire de l’exploration de ce continent par ses ancêtres et de sa fécondation dans le métissage venaient se rejouer dans sa vie et dans sa peinture. Sur le côté, le carton blanc portant le titre de l’œuvre précise qu’il s’agit d’une « huile sur toile de lin » ; ça me rappelle qu’une amie m’avait raconté qu’au temps de la Nouvelle-France, tous les draps, les sacs et les vêtements étaient faits en lin; il me vient alors l’idée que cette peintre a choisi comme support de sa peinture le tissu de son histoire collective.
France Jodoin hérite de Turner, entre autres, en poursuivant l’exploration de l’espace que Tumer a ouvert à la fin de sa vie, mais elle l’explore en rendant compte d’une expérience que Turner ne pouvait avoir eue, celle de la dévastation du monde et du sens : dans ses tableaux, les couleurs se défont, du soleil de Turner ne reste qu’une présence fantomatique, comme un blanc de mémoire. On dirait que France Jodoin s’est mise à peindre pour partir à la recherche de sa lumière perdue. Les bateaux ne sont que des barques sans marin, parfois échouées, en ruine ; à l’absence de voile répond l’absence de vent, le silence d’une mer figée ou à l’image de la définition d’elle dans toute son actualité qu’en donne avec esprit et justesse J.M.G. Le Clézio : «un immense terrain vague». Nulle direction ne s’indique. Le travail de la peintre nous mène là «où le destin décide de la route» ; c’est le titre de la grande toile.
Dans un tableau dont j’apprends par le galeriste qu’il s’est imposé au dernier moment à la peintre sans qu’elle l’ait prévu, un vautour dont les ailes noires dégoulinent de la décomposition du monde dont il se nourrit, surveille de son regard prédateur l’ensemble de l’œuvre exposée.